Des étudiants volontaires de la spé cinéma ont rédigé des critiques sur les films qu’ils ont pu découvrir à Cannes, lors du Festival. Voici donc quelques remarques sur des films qui seront bientôt projetés en salle.
Eo, de Jerzy Skolimowski (sortie en salle prévue le 19 octobre 2022) EO, comme Jerzy Skolimowski, comme le public cannois, est un grand enfant : sublime dans son innocence au milieu du grotesque désastre humain. Ce petit âne vagabond, aux accents picaresques, flâne à travers l’Europe, ses mystères, ses hasards et ses hypnoses. EO n’attendra personne, porté par l’urgence de sa destinée et l’éclectisme de sa réalisation virtuose, quitte à perdre en chemin ceux qui l’accompagnent. Il ne joue pas, il ne fait pas semblant, il est, sans demi-mesure, sans parti pris, sans compromis avec la poésie tragique que l’omnipotence humaine propose à la nature d’adopter. La caméra de l’auteur octogénaire embrasse la justesse, la candeur du chaos élémentaire. Magicienne à souhait, elle signe une mazurka immersive, s’envolant près des étoiles ou tâtonnant le sol des forêts de sapins de l’est. Puisqu’en effet, le cinéaste polonais donne à voir un électron-libre qui semble désirer s’échapper d’un écran qui l’emprisonne : la lumière surréaliste se dérobe en comète écarlate, la focale courte altère la perception du spectateur en s’éprenant d’onirisme et la bande originale expérimentale propose à l’univers un récit à ressusciter. Il s’agit de celui d’Au hasard Balthazar de Robert Bresson, qui évoque les travers humains par le point de vue des tribulations d’un âne : traversée parsemée de barrages, de ponts, de tunnels, symbole du passage de l’animal à travers les vies humaines, des vies absurdes, comblées de conversations étranges ou d’événements superflus, ne cessant de se demander si elles sauvent ou volent EO, lui qui s’est juste égaré, éloigné de son chemin vers sa vie d’antan et ses souvenirs… rêvés peut-être, parfois. Ce film, assez court, de 86 minutes, car poignant, offre un regard enchantant et sincère sur le monde sauvage, tant dans l’acharnement du sortilège humain sur l’animal que dans l’harmonie que propose le désordre de la nature et de cet hasard là. Un regard authentique et envoutant que Skolimowski a su humblement saisir, en s’oubliant pour donner à l’âne le premier rôle : celui d’un narrateur subjectif. EO est avant tout l’histoire d’un œil, noir et baignant de larme, tutoyant l’azur et prêt à conquérir ses journées avant de rencontrer un destin qui marquera la mémoire de tous. L’artiste, bien que sa symphonie esthétique puisse paraître trop évasive afin de contraster avec la vérité, se fait ici moraliste. Il montre, doute peut-être, sans donner de réponse à ce qui semble aujourd’hui être l’ordre des choses. EO, film sur la dévotion animale qui suit en vain son chemin, est alors de loin le plus humaniste qu’il nous ait été donné de voir durant notre voyage. Lucile Lacroix, KH 2022. |
Le Otto montagne, Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen (sortie prévue le 22 décembre 2022)
Comment exprimer ce que l’on a ressenti face à un film ? Comment représenter le frisson, l’emprise qu’a une image sur notre cœur par le pouvoir des mots et de leur agencement ? Oui, ce qui va suivre n’est pas une critique. A vrai dire, cela ne peut l’être. Car ce que j’ai vécu devant Le Otto montagne n’est pas un simple visionnage. C’est une rencontre, un moment merveilleux amené, inévitablement, au bout des deux heures et vingt-sept minutes de film, à disparaître, à se terminer, mais jamais à s’estomper dans mon esprit. Un peu à l’image de ce que le film raconte. Le otto montagne, c’est l’histoire de Pietro et Bruno, qui voient leur amitié se construire dès leur plus tendre enfance, en plein milieu des Alpes italiennes, avant qu’ils se perdent de vue pendant l’adolescence, pour finalement se retrouver à l’âge adulte, au moment de la mort du père de Pietro. Et c’est presque tout. Oui, voilà l’histoire. Si ce n’est les développements de personnages et la relation que Pietro entretient avec sa famille, en particulier avec son père, Le Otto montagne ne raconte rien d’autre que cela. Une amitié enracinée dans la montagne. Se dire que l’on va passer plus de deux heures devant un long-métrage qui montrent de belles images de montagne et deux hommes très amis peut certainement freiner la plupart des spectateurs, réfractaires à l’ennui de l’art contemplatif. Une première impression juste, qui est pourtant bien éloignée de la réalité. Derrière cette façade, Le Otto montagne est avant tout un film introspectif plus que contemplatif, et possède un rythme correct, qui laisse la place à l’émerveillement, à la puissance évocatrice de la nature, mais sans jamais se perdre dans la recherche du moment à travers des plans trop longs. Peut-être bien parce que le moment, le film n’a pas besoin d’allonger ses scènes pour le trouver. Ce dernier fait partie intégrante du film, qui devient, en lui-même, un moment à part entière. Felix van Groeningen signe ici, en compagnie de Charlotte Vandermeersch, son septième long métrage, et l’on sent que ces derniers ont évolué, en terme d’écriture, sur le dosage de pathos présent dans leurs œuvres. Alabama Monroe était un exemple frappant de ce que les critiques leur reprochaient : trop centré sur la recherche de la meilleure manière pour faire pleurer le spectateur, trop mélancolique, trop déprimant. BREF, toujours des émotions négatives poussées à leur paroxysme. Ici, si l’histoire est bien évidemment le support idéal à l’installation d’une certaine mélancolie, les deux auteurs parviennent à la doser plus subtilement, ce qui rend l’histoire, certes triste, mais pas totalement tragique : lorsque la fin (que je ne divulgâcherais pas ici) survient, je me suis tout simplement dit : « C’est l’ordre des choses ». Comme si la montagne exerçait une puissance quasiment divine sur ses personnages. Et la montagne, d’ailleurs, joue un rôle à part entière dans le récit, tel un personnage dont les actions peuvent se répercuter sur l’action du long-métrage. Pietro et Bruno connaissent une amitié inédite, unique, dès leur enfance, mais lorsque Bruno n’est plus là, Pietro n’a plus aucune raison de revenir sur ces lieux qu’il a chéri. Il n’y retourne qu’à la mort de son père, justement pour lui rendre hommage, et tout en sachant que, là-bas, il retrouvera Bruno. Et lorsque les deux amis se retrouvent, tout recommence : la maison qu’ils rénovent, vœu chéri du père, symbolise cette amitié qu’ils refaçonnent, à leur image, dans la montagne, et dans laquelle ils se retrouveront désormais chaque été. Et tant que la maison tiendra debout, tout ira bien. Car ses bases, ce sont également celles des racines de leur amitié. Racines symbolisées par la pousse de sapin que Pietro plante, à quelques mètres de la nouvelle bâtisse. J’aimerais éviter de vous gâcher la surprise de Le Otto montagne, pour que vous le découvriez dans les mêmes conditions que moi. Que vous ressentiez le souffle du vent lorsque Pietro, son père et Bruno, escaladent un glacier colossal. Que vous parveniez à capter la puissance de cette montagne. La montagne centrale, au milieu des huit autres montagnes, celles que Pietro finit par adopter une fois qu’il se retrouve dans l’impossibilité existentielle de retourner sur celle de son enfance. Le voyage sera long et éprouvant. Mais quelque part, n’est-ce pas dans ces instants précis que cela finit par vraiment en valoir la peine ? Zaïd Saimi, KH 2022 |